samedi 16 février 2008

L'action Painting à la Fondation Beyeler (suite et fin)

Bien entendu, il y a aussi Pollock – d’ailleurs, on ne pourrait pas parler d’Action Painting, ou peinture de l’action, sans l’inventeur du « dripping » et du « pouring », techniques qui consistent à appliquer la peinture sur un support placé par terre, soit en l’égouttant, soit en la déversant directement. Les deux ont été utilisées par Jackson Pollock entre 1946 et 1953, comme une sorte d’ « écriture automatique », action qui échapperait à toute élaboration préalable, dans une sorte de hasard que guideraient les impulsions du peintre, comme un « chaman » qui exécute un acte, un besoin d’accomplissement, qui lui est dicté de l’intérieur. 
Parmi les oeuvres de Pollock, au total 14, venues des Etats-Unis, d’Allemagne, d’Israël et de Suisse, la célèbre composition intitulée « Number 5 » de 1948, qui appartient à la Galerie Beyeler, de Bâle, occupe une place d’exception. D’environ 2,5 mètres de hauteur par 1,20 de large, les couches successives de matière chromatique acquièrent une musicalité due aux diverses lignes sinueuses qui traversent de partout cette composition d’une beauté spatiale sublime, en même temps légère et monumentale.
Nous signalerons encore les imposantes compositions en longueur « Number 7 » du Museum of Modern Art de New York, de 1950, et « Horizontal Composition », d’environ 1949, du Israël Museum, ou encore les œuvres plus graphiques des débuts des années 50, exécutées en résine synthétique sur toile. Cependant, notre préférence va toujours aux compositions de la fin des années 40, comme « Rhytmical Dance », de 1948 (Sotheby’s), ou encore « Out of the Web, Number 7, 1949 », de la Staatsgalerie de Stuttgart.
S’ensuivent des artistes directement influencés par Pollock, comme Lee Krasner, qu’il épousa en 1945, Wilhelm De Kooning, Asger Jorn, Karel Appell, Kazuo Shiraga et Gerhard Hoehme. Bien évidemment, ce ne sont là que des vues d’ensemble, car chaque artiste possède sa propre façon d’exprimer sa gestualité. Asger Jorn, fondateur de l’Internationale Situationniste et du groupe Cobra, avec Karel Appell, héritent aussi de De Kooning, avec une plus grande violence dans leur expression tourmenté des couleurs primaires, qui se détachent avec vivacité des supports. Quant à Kazuo Shiraga, fondateur, en 1954, du groupe « Gutai » au Japon, ses compositions atteignent une monumentalité et une beauté intemporelle comparables à celles de Pollock, avec des traits plus larges et plus inachevés (plus « concrets », par ainsi dire). Plus déroutante encore, la peinture de Gerhard Hoehme semble défier la réalité même de la peinture, ses frontières, sa spatialité. Il influença notamment le graphisme de Cy Twombly, même si celui-ci pense le support surtout par rapport aux jeux de lumière.
En effet, dans son graphisme épuré, Cy Twombly appartiendrait églement au groupe des artistes qui, comme Clyford Still, Franz Kline ou Pierre Soulages, pensent la couleur autrement. Le premier par de grands aplats de couleur où jaillit la lumière, le deuxième par de larges traces de couleurs qui se confondent souvent avec un certain graphisme par le recours aux contrastes de noir et blanc, le troisième par la recherche lumineuse associé au noir. Quant à Morris Louis, il cherche à laisser définitivement l’empreinte de la couleur sur le support, au point de ne pas différencier matière/support.
Wilhelm Nay, simultanément héritier de Kandinski et de Matisse, fut un des prémiers artistes modernes reconnus après la deuxième Guerre Mondial en Allemagne. Sa gestualité s’affirmant par des cercles de couleurs primaires (Scheibenbilder), il rejoint l’univers de Sam Francis, avec ses drippings et ses taches colorés, et de Norman Bluhm. Ce dernier, un artiste américain peu connu, a recours à une technique où de fins écoulements de peinture parmi de larges traits de couleur dessinent un univers abstrait d’une grande qualité poétique. 
Eva Hesse et Helen Frankenthaler occupent une place à part. La première, morte jeune, aurait sans doute rejoint les recherches de Gerard Hoeme sur les limites spatiales et les frontières entre la peinture et la sculpture. Ses compositions des années 60 établissent des passages entre la peinture gestuelle et le figuratif, dans un univers où les « décollages » laissent des empreintes génératrices de valeurs spatiales. Helen Frankenthaler, épouse de Robert Motherwell et élève de Hans Hoffmann, a, quant à elle, réussi à créer un univers féminin à partir des « drippings » de Pollock, en y ajoutant un travail tout en finesse, par de longs aplats de couleurs très diluées. Ses compositions, héritières de l’écriture automatique des surréalistes et de l’abstractionnisme d’un Kandinsky, resserrent un univers très original, d’une grande fluidité et d’un puissant lyrisme. 
Je vous l’ai dit : Bâle est une ville qui semble s’endormir auprès des eaux tranquilles du Rhin. Or, dans cet écoulement paisible du temps, des univers cachés se présentent à nous, des sédiments d’interrogations humaines s’y dégagent. La recherche de la Beauté, comme un fleuve que traverse un paysage, est un de ces secrets-là, qui nous dévoile la Fondation Beyeler. 

jeudi 14 février 2008

L'action Painting à la Fondation Beyeler (2)

C’est une exposition remarquable à plusieurs points de vue : d’abord, elle ne vise guère le succès auprès du public, fait qui est assez rare de nos jours. Ensuite, elle n’est pas conçue sous un abordage historique, et donc elle n’a pas comme objectif le mouvement de l’Action Painting aux Etats-unis, pays où il s’affirma, mais l’émancipation majeure de l’art par la gestualité dont il fut pionnier. De ce fait, l’exposition de Bâle aborde l’émancipation ultime de la peinture pour se concentrer sur la création en tant que finalité en soi, libérée des a priori de valeurs esthétiques. 
L’exposition présente ainsi une sélection tout à fait extraordinaire de ce que l’on pourrait nommer la peinture abstraite gestuelle, malgré toutes les différences qui séparent l’œuvre d’un Soulages et d’un Pollock. Cette sorte de rapprochements, sur lequel réside toute la beauté de l’exposition, repose sur des critères tout à fait subjectifs. Cependant, les choix opérés ne pourraient pas êtres réalisés sans avoir une grande connaissance de l’art après la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes, donc, en présence d’une exposition de connaisseurs qui nous font partager la découverte de la beauté abstraite du geste, de sa capacité à émouvoir. De ce point de vue, c’est une exposition qui fera date.
Geste, expression, couleur – ou mouvement (dripping, pouring), couleur, ou encore, beauté informelle de la couleur posée (ou pensée), sur un support, tels sont les défis de l’art de l’après l’horreur, peut-être pour dire ce que l’on ne peut pas nommer, comme Fautrier, ou pour le dire d’une façon radicale, comme Wolls ou Pollock, ou encore De Kooning. Ou, tout simplement, pour le dire autrement, comme Hoffmann, Arshile Gorky, Sam Francis. Ou, aussi, pour le penser autrement, comme Hans Hartung, Cy Twombly et Clyfford Still.
En lisant ces noms, nous visualisons les tableaux de chaque artiste et nous pensons évidemment à des « écritures », si l’on peut dire, différentes, car chaque artiste a sa façon à lui de s’exprimer. Mais nous pouvons aussi déceler quelques tendances : les uns plus attachés au résultat des accumulations d’empreintes (textures) de différentes matières de couleurs les autres (Fautrier, Wolls, Pollock, Hartung, Kazuo Shiraga, Gerard Hoehme, Eva Hesse) ; les autres (Hoffmann, Joan Mitchell, Sam Francis, A. Gorky…) plus portés vers le mélange hasardeux de la couleur ; ou d’autres, enfin, plutôt intéressés par les effets de lumière associés à l’empreinte de la couleur (Cy Twombly, Ernst Wilhelm Nay, Pierre Soulages). 
En dehors de cela, et de la beauté qui naît de l’informe - geste, empreinte, couleur, ligne, mouvement -, il nous reste à admirer les oeuvres dans son ensemble. De Jean Fautrier, des tableaux des années 20 aux années 40, dont un de la série Otages, appartenant à une collection privée, nous laissent entrevoir son univers onirique construit sur une superposition de traits et de couleurs. D’Arshille Gorky, quatre tableaux venus des Etats-Unis, ainsi qu’une œuvre intitulée Last Painting, de la collection Thyssen-Bornemisza (Madrid) illustrent le procédé inverse, cela veut dire, une dilution de la couleur pour créer des plages d’ombre et de lumière, dans une « écriture » libre et expressive. Dans le même courant, Hans Hoffmann, avec quatre tableaux venus de New York et de Toronto, crée un univers plus soutenu, plus coloré aussi, dans une gestualité qui précède celle de Pollock. 
Le cas d’Hans Hartung est tout à fait exceptionnel, puisqu’il construit ses peintures à partir d’études très élaborées, réalisées au crayon sur des buts de papier et exécutées fidèlement sur la toile. Ce n’est que vers les années 60 qu’il accomplit une vraie démarche gestuelle. Passons à Otto Wols : rien de moins qu’un ensemble de six tableaux, et quels tableaux !!!... Des œuvres venues d’Allemagne, des Etats-Unis, de la Suisse aussi, nous révèlent un peintre exceptionnel. Musicien d’abord, puis photographe, Wols, qui était d’origine allemande, s’installa à Paris et y mena une vie que Jean-Paul Sartre qualifia d’existentialiste avant la lettre. Son univers, qui se rapproche de celui de Fautrier, a une puissance d’expression et dégage une telle émotion que, ne serait ce que pour admirer cet artiste, le déplacement à la Fondation Beyeler en vaudrait la peine. (A suivre)

vendredi 8 février 2008

L'Action Painting à la Fondation Beyeler (1)

Bâle est une ville allemande, suisse et européenne. On se demande ce que je veux dire par là. Et bien, tout et rien. Je flâne comme les artistes du XIXe siècle. Je flâne avec les images et les idées. Les images : un fleuve que l’on décrirait tranquille si ce n’était pas ses dangereux courants, une cathédrale imposante, des églises, des façades peintes dans la tradition du XVIe siècle, des places qui s’imbriquent, des maisons avec des cours, un musée abritant des trésors endormis. Les idées : une ville imprégnée de culture allemande qui a rejoint la confédération suisse en 1501, d’une importance cruciale dans la divulgation de l’Humanisme en Europe avec l’invention de l’imprimerie. De par ce fait, une ville éminemment européenne, donc. Mais avant cette période cruciale pour la divulgation et le débat des idées qui ont bâti notre identité culturelle, Bâle appartenait déjà à cette famille européenne dans sa qualité de tampon des contrées germaniques, l’ancienne ville romaine faisant partie du « limes », frontière, romaine. C’est donc un sédiment de cultures que la ville nous offre, une ville qui a un charme suranné, et que nous avons du mal à apprivoiser. De l’Allemagne, elle possède son sens d’organisation, sa faculté à se présenter efficace et rationnelle dans ses choix, qui vont naturellement d’un centre ville destiné aux piétons à son réseau de tramways, des derniers défis d’un savoir vivre écologique aux mutations de l’économie urbaine. De la Suisse, elle possède tout naturellement aussi le sens de l’ordre et de l’austérité apparente qui la gouverne, sans penser aux mondanités frivoles. De l’Europe enfin, elle possède la culture, une culture pas voyante, mais calme et ordonnée.
C’est dans ce contexte culturel que la ville possède un petit bijou, la Fondation Beyeler, à Riehen. Un bijou d’architecture, d’abord, dont l’auteur est Renzo Piano. Quand on est habitué aux formes généreuses et imaginatives de cet architecte, on est étonné par la rigueur de son bâtiment, son intimité aussi, dans une parcelle de terrain un peu ingrate qui l’a obligé à concentrer la lumière de l’édifice vers deux façades qui se prolongent d’un côté et de l’autre vers le jardin, tout en essayant d’oublier les deux autres parois, une d’elles aveugle, du musée, lequel cependant s’offre à nous comme un petit temple au milieu de la nature. Les murs, minimalistes, en travertin, la grande baie vitrée sur le petit jardin dialoguant avec les nymphéas de Renoir, ainsi que, de l’autre côté, la pente tout en douceur qui s’envisage depuis les salles des expositions temporaires, offrent une harmonie qui témoigne, à en douter, du génie de l’architecte.
Dans cette sorte de paradis de quiétude fut récemment inaugurée une importante et rare exposition consacrée à l’Action Painting . Je vous l’ai dit, les eaux du Rhin ne sont tranquilles qu’en surface. (A suivre)