mardi 18 mars 2008

L’ère hygiénique

J’appartiens à une génération habituée à la réflexion sur l’idéologie. De Marx à Althusser, nous en avons été gavés, si l’on peut me permettre l’expression. J’ai même eu affaire à une discipline intitulée Idéologie et mouvements idéologiques à l’époque contemporaine, dans mon cursus d’Histoire à l’Université. Donc, je suis très étonnée qu’en France et Navarre (je ne parle pas du monde anglo-saxon, car je lis de moins en moins l’Anglais), ne surgissent point des oeuvres consacrées à l’état du monde, du point de vue idéologique. Umberto Eco a réuni une série d’articles sous le titre A passo di gambero, ouvrage où il réfléchit sur cette société qui petit à petit fait des pas en arrière. Je crois aussi que le film Persépolis a plus fait pour cette prise de conscience que maintes œuvres écrites, mais il faut constater que le vide est là. Nous avons assisté à la mort de plusieurs penseurs historiques de la deuxième moitié du XXe siècle, ce qui peut-être explique cette absence de réflexion. Nous assistons aussi à un certain « retour à l’ordre » de certains philosophes et, d’une certaine façon, à la fin de la pensée contestataire.
Le « politiquement correct », donc, domine notre société. Mais qu’est-ce que c’est le politiquement correct ?... C’est d’un côté le droit à la différence (reconnaissance de toutes les minorités quelles qu’elles soient, depuis les homosexuels aux minorités linguistiques, par exemple), et d’un autre côté, le gommage des libertés individuelles décidé par un Etat tout puissant.
Dans ce contexte, nous vivons maintenant à l’ère hygiénique. Si le XIXe siècle avait rêvé de créer une société où seraient éradiqués toutes les tares des individus (telle était la tâche, parmi d’autres, des romans naturalistes), le XXe siècle a réalisé ce postulat d’une façon tragique (rappelons nous l’eugénisme qui a permis l’extermination de millions de juifs), et le XXIe siècle est en train de le mettre en oeuvre avec des axiomes idéologiques que personne ne dénonce.
Les Etats ont décidé de tout décider, depuis la santé publique à la préservation de la planète. Il n’est plus question d’individus, nous sommes bien loin du respect des libertés individuelles, il s’agit du bien collectif. Nous devons renoncer à nos désirs pour le Bonheur de la collectivité, nous devons agir pour le bien de l’Humanité, nous devons payer pour l’avenir de la Planète.
Qui décide de notre Bonheur ?... L’Etat. Qui décide de notre Bien ?... L’Etat. Qui décide de notre argent ?... L’Etat.
Je crois ne pas exagérer en déclarant que les libertés individuelles sont menacées. Comme le disait un médecin dans les colonnes du Le Monde (Docteur Micheline Benatar, 2/1/2008), « naître tue », « boire tue », « se mal nourrir tue », en ajoutant : « Quand nous garantira-t-elle [la Loi], et pour notre bien, des menus diététiques dont les composants seront garantis non génétiquement modifiés et – sur demande – traçables ? Quand nous garantira-elle par ces repas – sans sel, sans alcool ni graisses mélangées – une tension artérielle stable, une stabilité basse du taux des triglycérides, du cholestérol et de la glycémie ? Comment tolère-t-on encore dans ces lieux publiques la présence d’hypertendus, d’obèses, parce que ces gens-là ont de toute évidence triché avec la qualité, et la quantité »…
J’ai été frappée de stupeur qu’un des articles le plus dénonciateur sur l’ère hygiénique qui s’est mise en place ait été écrit par un médecin, comme si les philosophes, les penseurs, les artistes, n’existaient plus. 
L’individu est donc cantonné à son espace privé parce que l’espace public ne lui reconnaît plus le droit à la différence. Il doit se soumettre au collectif, à ce qui a été décidé en son nom, pour sa santé et son bonheur. D’un autre côté, c’est ce même Etat qui défend le droit à la différence de certains individus, du point de vue des mœurs et des croyances (le port du foulard, par exemple), des pratiques sexuelles ou linguistiques (ces dernières étant d’une grande actualité).
Je conclus donc que les choix qui concernent notre santé, notre bonheur et la sauvegarde de la planète ont trait à la fin des sociabilités (fin de l’espace publique), au blocage des dépenses de la santé, aux enjeux stratégiques mondiaux pour les matières premières qui sont source d’énergie, au contrôle de la suprématie technologique. Qui peut encore croire à un Etat qui prône des discours écologistes et qui vend des centrales nucléaires à la Chine ?... Qui peut croire aux Etats qui détruisent les forêts pour la production d’éthanol quitte à augmenter la faim des classes moins favorisés ? (et moins favorisés c’est un euphémisme) ...
Le respect pour la nature n’est pas nouveau. Il a été un des moteurs du retour à la nature au XVIII siècle, mouvement qui déclencha une période d’intense réflexion philosophique sur le libre-arbitre et la place de l’homme dans le monde. Faut-il rappeler que les Européens furent le peuple qui, avec la conquête et l’exploitation du Nouveau Monde, ont le plus détruit la planète ?... L’industrialisation a fait le reste. Qui sont les nouveaux bourgeois bohèmes (les bobos) qui s’insurgent contre la circulation en ville ? … Les mêmes qui peuvent habiter la ville et veulent une ville propre, pour leur bien-être. Les autres, ceux qui habitent en banlieue et dans les campagnes et très souvent n’ont pas d’alternative que de se déplacer en voiture – car tous les moyens de transport publics qui n’étaient pas rentables ont disparu -, ceux-là seront les sacrifiés sur l’autel de la sauvegarde de la planète. À qui affectent les taxes d’aéroport pour la préservation de la planète ?... Aux masses, naturellement. L’oligarchie, les nouveaux riches aussi ont de plus en plus leurs petits jets privés. Et ils n’ont qu’à rire des taxes et des mesures de sécurité qui génèrent de longues heures d’attente dans les aéroports.
Pendant que l’Europe paie, que les classes moyennes européennes payent, les chinois construisent des barrages démentiels qui sont autant de périls écologiques annoncés, l’Afrique est pillée avec l’aval de régimes communistes (pour le bonheur du peuple), l’Iran poursuit son programme nucléaire, les pays de l’OPEP s’enrichissent davantage et ceux qui spéculent avec la montée de l’or noir aussi. Dubaï poursuit son rêve de devenir une Las Vegas du désert, les minorités arabes se déchirent, la Russie menace l’Europe d’un nouveau rideau de fer, Al Qaida promet de nous envoyer tous au paradis.
Qui peut croire aux discours niais ?... Qui peut croire au bonheur de la collectivité ?... Qui peut croire aux politiciens qui se préoccupent de notre santé ?... 
La seule croyance dans ce monde est que l’individu n’existe plus, qu’il est complètement assujetti à un discours idéologique dont nous avons du mal à cerner les contours. Le bonheur que l’Etat nous prône – vivre plus et vivre mieux -, ce n’est peut-être pas la longévité dont nous rêvons ni le bonheur que nous souhaitons. Les brèves de comptoir - c’est espace de sociabilité qui faisait le bonheur des Parisiens – se sont éteints avec la cigarette. Nous n’avons plus le droit à la blague. Cantonnés devant nos ordinateurs, recevant les nouvelles du monde par écran interposé, nous vivons dans un monde fictif, sur lequel les Etats déversent leurs ordonnances.
« Naître tue », mais vivre tue aussi. Surtout vivre comme l’idéologie dominante, pour utiliser un langage marxisant, veut que nous vivions : en attendant sagement, hygiéniquement, la mort. 
Jusqu’à quand accepterons-nous une vie sans ivresse ?... Sommes-nous dans la vraie vie ou dans la vie vraie ?

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